Randa, la fille du grand cinéaste Henri Barakat, à qui elle voue une estime profonde, nous invite à partager sa passion équestre : le dressage des chevaux. Peu connu en Egypte, le dressage est la forme la plus raffinée de l’équitation. Sport hippique ? Non, un art.
Randa Barakat nous reçoit au club Guézira du côté des écuries où elle arrive tous les matins à sept heures justes. Grande, mince, souriante, équipée du pantalon et des bottes indispensables, elle a l’allure altière qui sied à la noblesse du cheval.
« J’ai toujours eu le cheval dans ma tête ». Ainsi commence son propos pour nous dire tout le long de son entretien l’amour qu’elle porte au cheval ; un amour fait de ponctualité, de persévérance, de patience, de travail, de soin, de travail quotidien pour aboutir à une entente exceptionnelle et unique entre elle et son cheval. « Papa était un amoureux des chevaux ». Deuxième phrase qu’elle prononce, peut-être comme une association d’idées. Henri Barakat avait une fascination pour la bête ; il avait des chevaux de course à l’époque où la course en Egypte était réservée à la crème de la société, avec chapeaux et fourrures. Copie intégrale des hippodromes Longchamp et Deauville. Il avait ses écuries et était souvent associé avec Farid Al-Atrach qui, lui aussi, adorait les chevaux. Mon père, dit-elle, a souvent commencé ou terminé ses films par une scène de chevaux.
Dans son adolescence, elle montait à cheval dans le désert : c’était, pour elle, l’évasion, la liberté … jusqu’à ce que la famille déménage pour s’installer au quartier des Pyramides. Là, elle découvre que leur voisin avait une école d’équitation. C’est donc sur le tard qu’elle apprend les bases et les règles de l’art de monter à cheval. « It grows on you, expression qui veut dire the more you practice, the more you love », affirme-t-elle en anglais (cela croît avec vous ; le plus vous pratiquez, le plus vous aimez).
Elle commence donc par avoir un cheval arabe, reconnu pour sa beauté et sa légèreté. Le sien était un réformé de course. Alors elle a voulu passer à quelque chose de plus « sérieux », c’est-à-dire un vrai cheval de dressage. Elle a donc un cheval hollandais, Pancho, qui lui a porté bonheur dans toutes les compétitions auxquelles ils ont participé : à chaque fois, elle a obtenu une médaille. « Les compétitions permettent de mettre en valeur le cheval dressé et l’habileté de son cavalier, notamment par l’exécution de figures, appelées aussi airs, dont la difficulté d’exécution et d’enchaînement montre le degré d’excellence du couple formé par le cheval et son cavalier ». Ayant toujours eu peur du saut d’obstacles, elle se réjouit d’avoir découvert le dressage qui ne se pratiquait pas encore en Egypte jusqu’à l’année 84 du siècle dernier. Randa nous fait découvrir avec elle cet art antique « qui est la forme la plus perfectionnée pour communiquer avec son cheval ; c’est-à-dire tu apprends à parler avec ton cheval et lui faire faire des mouvements qu’il a naturellement mais qu’il doit développer. Cela finit par être comme un ballet, tu danses avec lui ».
Le dressage est une discipline équestre comme le saut d’obstacles, la voltige, l’endurance … c’est une des plus difficiles car elle exige une finesse et une sensibilité de la part du cavalier et du cheval afin d’harmoniser la demande du premier et l’exécution du second. Pour le dressage, il faut de grands chevaux (le cheval arabe de par sa nature est petit, nerveux et peu concentré) comme le cheval anglais ou allemand dont la conformation aide à réaliser des performances extraordinaires. Mais comment s’y prendre ? En usant du geste ou de la parole ? Randa nous explique : à travers des gestes imperceptibles qu’on appelle les aides. C’est essentiellement le poids de ton corps et ta jambe qui rentre en jeu. Etre cavalier c’est parler avec ses jambes. Le moteur du cheval se situe dans son arrière-train. Ainsi, plus tu développes la musculature du cheval, plus il fera passer vers l’avant toute son énergie à travers sa colonne vertébrale, son encolure, et que tu accueilleras ensuite par sa bouche entre tes mains. Monter à cheval c’est avoir cette communication totale avec la bête, une osmose parfaite. Et plus tu développes ta relation avec le cheval, plus le cheval t’aime. Nous partageons de grands moments d’amour.
Mais Randa est obligée cette année de mettre Pancho à la retraite à l’âge de 22 ans. La relève est prise par un cheval noir (Pancho est blanc) hanovrien, Don Bello, pour qui elle a eu un coup de foudre dans une écurie en Belgique. Il correspondait exactement à son rêve. Doté d’un pedigree très solide, c’est le fils de Don Bosco et d’une jument merveilleuse ! Don Bello est quelque peu fainéant, c’est pourquoi Randa avec ses deux coachs le stimulent en excitant son intelligence et en l’intéressant à son travail au plat (c’est-à-dire ne pas faire de saut), à ses appuyers et ses pirouettes. Elle nous rappelle aussi qu’un cheval ne doit pas s’ennuyer non seulement dans la vie de tous les jours mais aussi pendant l’entraînement du matin qui dure une heure entière. C’est pourquoi il faut varier les exercices et s’il n’arrive pas à faire un cercle, il faut passer à autre chose. Randa sort ses chevaux une seconde fois l’après-midi pour brouter l’herbe fraîche ou gambader dans le manège ou encore travailler à la longe car il est très important de maintenir le moral et le mental du cheval qui peut souffrir de dépression ou d’ennui. Cela se manifeste par de mauvaises habitudes (se mettre à mordre) ou des tics nerveux comme le tic de l’ours (se balancer en passant d’une jambe à l’autre). Et la meilleure récompense ? Une carotte, des tapes, des friandises ? Mais c’est surtout descendre de selle, affirme Randa. Pour lui, il a travaillé, c’est terminé, il va rentrer chez lui.
Avant de quitter Randa Barakat, nous sommes tout de même curieux de savoir que représente pour elle le fait d’être la fille d’un éminent réalisateur. « C’est énormément de fierté, lance-t-elle sur le point de nous interrompre. Et c’est un héritage culturel et émotionnel très fort ». Son père était assez exceptionnel de par sa culture, sa sensibilité, sa perception des choses et de par ses principes desquels il n’a jamais dévié. Toute sa vie a été marquée par des valeurs très élevées : l’honnêteté, le travail, le respect d’autrui, la liberté, l’ouverture d’esprit. Il dénigrait l’injustice. « La révolution l’aurait passionné », dit-elle avec chaleur. Petit transfert anodin ?
Henri Barakat a élevé ses deux filles de façon très ouverte et pourtant il était très conservateur sur les principes qu’il ne fallait pas dépasser. Un exemple, « stupide » d’après Randa, pour nous révéler un trait de caractère de son père : le téléphone ne sonnait pas chez nous après 21h30. Il fallait conserver à la maison son intimité familiale.
Au cinéma, Henri Barakat travaillait avec ses sentiments. Une fois qu’il était satisfait de la création produite, il arrêtait le tournage quand le programme de la journée était terminé. A son époque, il ne fallait pas à tout prix, coûte que coûte, remplir des bobines pour plaire à la production commerciale en réduisant le budget. Les acteurs aimaient travailler avec lui car c’était une personne calme, un être de morale.
Il a appris à Randa comment voir un film sous un angle différent de l’ordinaire : son expérience et son coup d’œil lui permettaient de juger un film dès les cinq premières minutes — bon ou mauvais. De lui, elle a hérité l’amour de la lecture. « C’est ma seconde passion après les chevaux ». Elle lit chroniquement, presque maladivement. Il lui arrive de changer de lunettes dans sa voiture pour lire pendant un embouteillage. Elle lit dans tous les domaines : romans, géologie, médecine, histoire, art … Mon père nous a toujours dit : « Le livre, c’est votre meilleur compagnon ».
Mon père a toujours été à l’écoute des gens. Il tient cette qualité de son père médecin qui soignait les pauvres gratuitement. Jeune orphelin, Barakat obéit à son grand-père et va poursuivre des études de droit à Paris. Mais il visite aussi les studios. C’est un autodidacte qui avait la vocation du cinéma. Randa termine par une citation de Gide : « Que la beauté soit dans ton regard et non pas dans la chose regardée ». Cette phrase correspond exactement à l’attitude de papa vis-à-vis de tout ce qui l’entourait.
Il me manque.
El Haram - Menha el Batraoui