A bout de souffle !


Alors qu’un programme de l’Unesco tente de préserver des métiers d’artisanat en voie de disparition, rencontre à la Cité des Morts avec les derniers maîtres-verriers d’Egypte.

 

Au Caire, au coeur de la Cité des Morts et du quartier fascinant et surpeuplé d’El-Gamaleya, survivent les derniers dépositaires d’une technique, d’un art procédant de l’alchimie conjuguée des quatres éléments : le soufflage du verre. La technique du verre soufflé, née de confluences syrienne, égyptienne, perse ou même de la «barbarie» orientale, a connu son apogée au temps des Pharaons, par la confection de pièces telles que les vases pharaoniques. Plus tard, au temps des califes, son style et ses techniques de confection ont évolué, consacrant une renaissance de cet art. La propagation de l’islam instaura un style nouveau comme l’attestent les magnifiques lampes qui décorent les mosquées du Caire.

 

Le verre soufflé est pourtant un art qui se meurt. Il est très difficile, aujourd’hui, d’établir le nombre exact de maîtres-verriers en Egypte. Une chose est sûre, ils se comptent sur les doigts d’une main. L’un d’entre eux est localisé à Mantiqat Maqabir El-Mamalik dans le cimetière-est connu comme la Cité des Morts; un autre se cache derrière la muraille du Caire fatimide, vieille de 900 ans. Deux rencontres, deux témoignages, qui nous éclairent sur la transmission, mais aussi la perte, d’un savoir. Car l’histoire du verre soufflé est aussi l’histoire de destins croisés, où chacun cherche à s’attribuer la paternité d’une maîtrise qui se fait de plus en plus rare.

 

Du verre de récupération

 

A El-Gamaleya, le quartier des souffleurs de verre, il ne reste plus qu’un seul four en état de marche. Il est vieux de plus de cent dix ans. Son propriétaire, Hassan El-Daour, âgé, lui, d’une soixantaine d’années, l’a hérité de son père et l’utilise depuis quarante ans. Il tient une très jolie boutique à proximité où ses lampes bleues, vertes, ocre, blanches, parfois violettes, sont mises en valeur et illuminent l’endroit. La plupart des couleurs, comme le bleu, le vert, ou le blanc, proviennent de la récupération du verre, impliquant des contrats ou arrangements avec les zabalines, les trieurs de déchets. Le rouge est impossible à obtenir de nos jours, même en recourant à des produits chimiques, et les verres sont souvent peints pour pallier ce manque.

 

Aujourd’hui, les yeux de Hassan sont abîmés du fait de leur exposition au feu, et il a dû renoncer à souffler. Toutefois, il s’est attaché à transmettre son savoir-faire. Trois employés, qui ne font pas partie de la famille, s’attellent au travail de cinq heures du matin à trois heures de l’après-midi. Parmi eux, Chalaabi Abou Senna, le seul souffleur, nous apprend qu’il y a encore une dizaine d’années se trouvaient à El-Gamaleya d’autres familles de souffleurs de verre. Mais le savoir jalousement gardé s’est perdu à leur mort. Selon lui, il ne resterait qu’une vingtaine d’ouvriers pour six fours et trois maîtres-verriers.

«Si Hassan n’avait pas été là, le savoir-faire se serait perdu en Egypte», estime Chalaabi, en racontant que le père de Hassan El-Daour a formé des années 50 aux années 70 nombre de souffleurs, notamment Hassan Ahmed Ali, aujourd’hui reconnu pour la maîtrise de son art. De garçon à tout faire, ce dernier est devenu souffleur de verre et a ouvert sa propre boutique à Darasa, dans Qat Bay.

A Mantiqat Maqabir El-Mamalik, dans la Cité des Morts, Hassan Ahmed Ali soutient qu’il appartient à une famille de souffleurs de verre qui a vu défiler trois règnes en Egypte. «Nous sommes les derniers souffleurs de verre d’Egypte.» D’ailleurs, il considère son père, le hagg Ahmed Ali, comme le «cheikh souffleur de verre», le maître de tous les maîtres-verriers et assure même qu’Hassan El-Daour travaillait chez lui. A l’écoute de ces versions discordantes, on se dit que chaque art se doit de préserver les mystères de son origine. Car si la technique de la confection des lampes n’est plus un secret familial, la question de la paternité du savoir-faire reste controversée.

Des gestes mille fois répétés

Pour autant, ce savoir prend toute son ampleur lorsque Hassan Ahmed Ali entreprend la confection d’une lampe. L’énorme four en pierre, construit par l’artisan lui-même, occupe le centre de l’atelier, en fait plutôt une sorte de grotte à peine éclairée par l’entrée. «C’est le seul four fabriqué artisanalement et qui travaille au bois, comme à l’époque des Fatimides. Je suis le seul aujourd’hui à connaître le savoir-faire pour en fabriquer un qui fonctionne.» Assis sur sa chaise, face au four, Mohamed Hassan exerce le métier transmis par ses pères, et qu’il reproduit avec une étonnante fidélité. Tout semble reposer sur des gestes mille fois répétés, et qui échappent aux considérations scientifiques d’analyse chimique. Ici le verre est une affaire de famille, dans laquelle sa femme, Ramda, et ses enfants participent.

Sur la table en face du four vont s’opérer les trois étapes fondamentales de la confection du verre: la condensation de la pâte, le soufflage puis la fabrication des fonds.

A l’aide de sa canne en fer, la massoura, d’à peine un peu plus d’un mètre de long, Hassan Ahmed Ali extrait du four un morceau de verre en fusion qu’il fait rouler sur le marbre de la table. Il souffle dans sa canne, le spectacle est hypnotisant. En quelques secondes il décide de fabriquer un lampe grande ou petite, large ou fine, avec ou sans anse, ou un verre aussi... selon son humeur.

Travailler ainsi, dix heures par jour à proximité d’une température dépassant les 1000 degrés, pour la fabrication d’une centaine de lampes, nécessite un vif intérêt pour cet artisanat. D’autant plus qu’avec l’essor industriel, l’artisanat ne suffit pas pour vivre. Chalaabi l’avouait un peu plus tôt: «Aujourd’hui, on ne devient souffleur de verre que par passion.»

Cette passion, c’est à Tunis que tous les maîtres-verriers de la Méditérannée l’ont partagée des 11 au 17 septembre derniers. Organisée par l’Unesco, cette rencontre a rassemblé, autour du thème «le verre voyageur», les représentants de trois techniques: le verre soufflé, la pâte de verre et la décoration sur verre. Parmi des représentants algériens, français, marocains, tunisiens, libanais et espagnols, se trouvait Hassan Ahmed Ali.

Cette manifestation a été l’occasion du lancement officiel par l’Unesco du Réseau de l’artisanat et des métiers d’art de la Méditérannée (Programme de la Méditérannée). Englobant travail du verre, de la poterie et du cuir, arts de la table, cuisine, tapisserie, ferronnerie, vêtement et tissus, le programme vise, au moyen de projets communs promouvant l’art, à créer un dialogue interculturel, et à insuffler un esprit de solidarité méditerranéen face à des métiers en voie de disparition.

 

Source : La Revue d’Egypte (20.11.05)